Missing person | Ft. Raphaël Quispe

Depuis son dernier gros cauchemar du dimanche précédent, Grace était parvenue à s’assurer un sommeil relativement paisible en passant l’essentiel de ses nuits à lire des romans jusqu’à s’effondrer d’épuisement. En général, quand elle en arrivait à ce stade de fatigue, le reste de sa nuit se passait sans le moindre rêve. Cependant, l’épuisement commençait à la rattraper et, la veille, elle avait passé la journée à piquer du nez. Elle avait vu qu’Eliott l’avait remarqué, mais l’attention de l’institutrice avait été accaparée par les demandes d’autres élèves et de certains adultes, et elles n’avaient pas eu l’occasion de discuter.

Il aurait été bien plus reposant de passer ses nuits à dormir avec Eliott, tout simplement – si elle voulait bien d’elle au long terme – mais la surveillante y était catégoriquement opposée. Pour elle, Grace était une petite fille capricieuse qui avait besoin de discipline, et pas – surtout pas – de plus de faveurs qu’elle n’en avait déjà reçu. Cette nuit, justement, elle l’avait surprise à lire dans son lit au cours de l’une de ses rondes, et lui avait confisqué son livre et sa lampe.
Pour ne pas s’endormir, la petite fille s’était donc résolue à s’assoir par terre, son doudou dans les bras, en attendant le matin. Elle avait fini par s’endormir tout de même, la tête appuyée contre le battant en bois de son lit.

Elle se leva donc ce matin-là avec la mine chiffonnée, les yeux cerclés de fatigue et les muscles courbaturés d’avoir dormi par terre. Elle pressentait que le monstre attendait son heure, et que celle-ci était proche. Aujourd’hui, elle devait parler à Eliott – d’ailleurs, elle pourrait en profiter pour lui demander de récupérer sa lampe auprès de la surveillante. Elle en avait besoin.

Elle s’habilla donc, sans parvenir à discipliner totalement ses cheveux rendus statiques par le cadre du lit et, après un petit-déjeuner rapide, elle se rendit en classe. A sa grande surprise, Eliott n’était pas là, et personne ne semblait savoir pourquoi. Les enfants attendirent un peu, et ne tardèrent pas à être rejoints par un adulte. Lorsqu’il s’avéra qu’Eliott n’avait pas prévenu de son absence, et que personne ne savait vraiment où elle se trouvait, on envoya les enfants passer la matinée à la bibliothèque, sous l’œil vigilant de celle parmi les surveillantes que Grace détestait le plus, celle qui l’avait prise en grippe quasiment depuis son arrivée.

Grace était convaincue que l’absence d’Eliott n’était pas normale. Si elle était malade, elle aurait prévenu l’Institut. Lui était-il arrivé quelque chose ? Elle devait en avoir le cœur net.
Mais elle n’arriverait à rien sous la surveillance de cette harpie, elle le savait bien. Elle se contenta donc de choisir un livre – un livre résolument en-dessous de son niveau, car la surveillante les avait restreints aux livres que Grace jugeait « pour les petits » – et l’avait ouvert sans vraiment le lire, en réfléchissant à son plan d’action.

Que pourrait-elle faire ? Enquêter dans la chambre d’Eliott, pour commencer ? Ils n’avaient pas le droit de monter aux dortoirs pendant la journée et, le soir, elle se ferait prendre, c’était certain. Partir carrément à sa recherche ? Et où irait-elle, une fois franchie la grille de l’Institut ? Non, clairement, elle avait besoin d’aide. Mais vers qui se tourner ? A qui faire confiance ?

Il y avait bien la jeune femme qu’elle avait rencontré dans le parc le week-end précédent, celle qui avait lu La Guerre des Clans. Grace l’appréciait, et peut-être qu’elle pouvait lui faire confiance. Mais pourrait-elle l’aider à mener cette enquête ? Grace secoua la tête. Elle devrait trouver quelqu’un d’autre.

Enquête ? Mais bien sûr ! L’illumination subite fit sursauter la fillette, et son livre tomba au sol avec un bruit mat, attirant sur elle le regard foudroyant de la surveillante. Avec un geste d’excuse, elle le ramassa.
Qui menait les enquêtes ? La police. Où trouver la police ? Dans une salle de classe quelques portes plus loin que celle d’Eliott, tout simplement.
Elle attendit donc patiemment la fin du créneau de cours, qui lui sembla durer des siècles, puis s’éclipsa discrètement.

Elle se faufila entre les grands élèves qui sortaient du cours du Professeur Quispe et frappa à la porte, avec bien plus d’assurance qu’il ne lui était coutumier.
- Bonjour, Professeur, j’ai besoin de vous voir.
C’était sans doute la plus longue phrase que la petite fille aie prononcé en présence d’un autre professeur qu’Eliott, depuis son arrivée à l’Institut.

Le professeur accueillit la petite fille avec gentillesse, d’un hochement de tête et d’un sourire, se rendant immédiatement disponible pour lui demander ce qu’elle désirait. Grace entra donc dans la classe, d’une démarche bien plus décidée qu’à son habitude, se faufilant entre les derniers grands qui en sortaient avec l’aisance conférée par sa petite taille. Elle alla se planter juste à côté du bureau du professeur, et annonça, toute sérieuse.
- J’ai une enquête à mener, professeur, et je ne sais pas vers qui d’autre me tourner.

La petite fille adorait les histoires de la jeune détective détective Nancy Drew et, en tant normal, mener une enquête aurait été pour elle source d’une grande excitation. Cependant, elle ne serait jamais allée déranger un adulte pour un jeu – pas même Eliott, sans doute. Elle était aujourd’hui parfaitement sérieuse. Cependant, elle espérait que son expérience littéraire des meilleurs détectives de l’histoire – Nancy Drew, sa préférée, Sherlock Holmes, Hercule Poirot et Miss Marple, Auguste Dupin, Philippe Marlowe et Victoria Iphigénia, dont elle avait étudié les aventures et les techniques avec passion – pourrait l’aider dans cette enquête cruciale.

- C’est à propos d’Eli… Du professeur Ward se corrigea-t-elle. Ce n’était pas le moment de se faire réprimander pour ses manières.
La petite fille fit alors de son mieux pour exposer les faits, du moins ce qu’elle en savait.
- Elle a disparu. Elle était là hier, elle m’a même dit « à demain », mais ce matin elle n’est pas venue en classe. Les adultes ne savaient pas où elle était, donc elle n’a prévenu personne, et ce n’est vraiment pas dans ses habitudes.
Grace fronça les sourcils en réfléchissant intensément aux précisions qu’elle pourrait ajouter.
- Elle avait vraiment l’air normale, hier. Mais j’ai remarqué en regardant dans la classe, quand on l’attendait, qu’elle n’avait pas rangé son bureau. Elle range toujours son bureau, le soir. Je pense qu’elle est partie précipitamment.
C'étaient toutes les observations qu'elle avait pu faire, et toutes les conclusions qu'elle avait pu en déduire.

Elle formula enfin sa requête.
- S’il vous plait, professeur, vous voudriez bien m’aider à la retrouver ? Je suis très inquiète.
Grace adorait Eliott, qui était devenue pour elle une véritable ancre. Elle était la personne qui la stabilisait, qui la sécurisait aussi. Elle était également la seule personne que le monstre respectait. Qui aurait pu dire ce qu’il se passerait si elle n’était pas dans les parages pour le contrôler ?
Surtout, Grace aurait été dévastée s’il lui arrivait quelque chose. Elle avait déjà perdu sa maman, elle ne pouvait pas perdre aussi Eliott.

Elle posa sur le professeur des yeux brillants de larmes, pleins d’espoir. La petite fille lui avait véritablement ouvert son cœur, en une tirade plus longue qu’elle n’en avait jamais adressée à aucun adulte de l’Institut, à part Eliott. Allait-il l’envoyer balader, lui dire qu’elle se faisait du souci pour rien ? Dans les séries policières que regardait autrefois sa maman, la police refusait toujours d’enquêter sur une disparition avant un certain temps. Mais, souvent, ça finissait mal.
S’il lui refusait son aide, elle devrait se débrouiller toute seule…